Le visage de Charlie

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Deuil national, bégaiements médiatiques, drapeaux en berne et millions sans précédents pour des centaines de marches solidaires silencieuses. La France a été touchée, où ça fait mal. Et même ses membres les plus éloignés, volontiers confidents de leurs détachements patriotiques, doivent reconnaitre à quel point ses nerfs restent vifs – moi aussi, j’étais et je suis choqué.

« Je suis Charlie » – écho dans les esprits, sur les lèvres et les pancartes d’une nation incapable, et ça se comprend, de trouver d’autres mots à hauteur de la tristesse et de la peur. « Je suis Charlie » – symbole de solidarité, certainement, d’un lien [bond] entre le citoyen et la presse libre, une bande, idéologie à la Band of Brothers qui dit : « devant le fusil, nous sommes un », « nous sommes debout ensemble », « je donnerai ma vie pour la liberté d’existence et d’expression de mon Frère » et surtout, « en Le tuant, tu Me tues ». ‘Unis devant la Barbarie’, selon les mots de l’appelle de Président François Hollande – une nation en deuil, une nation victime de la terreur.

Mais « Je suis Charlie » dit aussi : tous pour les victimes. Le mécanisme est enclenché : victime appelle coupable, coupable appelle jugement, jugement appelle condamnation et punition. Mais la réponse légale sera-t-elle tout ? La France a pu être le fer de lance des idéaux modernes démocratiques, et, en la circonstance, la Vérité et la Justice seront sans aucun doute réaffirmées, et regagnées une nouvelle fois. Mais depuis que ces idéaux ont pris le pas sur ses autres traditions de valeurs, en particulier les différentes branches religieuses de moralité, le pays s’est retrouvé devant l’impasse du Rêve moderne, rationnel et séculaire : La liberté n’est-elle vraiment que l’affaire de l’individu ? La Justice n’est-elle vraiment que la question de condamner les coupables ? Et ajoutez, au-dessus de ce scenario glissant, le manque profond d’expérience de la France dans le penser et le vivre de ce qui est peut-être le plus grand défi, et déjà la réalité des sociétés d’aujourd’hui et de demain : le multiculturalisme. Quelles sont les ressources traditionnelles de la France pour réfléchir et répondre à un tel choc ? … au-delà de l’intolérance tragiquement profonde des candidats aux prochaines élections de la droite et de l’extrême droite ? Les commentaires immédiats ont montré à tous l’esprit revanchard éhonté de nos leaders de demain :

Notre démocratie est attaquée

— Nicolas Sarkozy

La peur est là 

— Marine Le Pen

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Notre culpabilité en Syrie, ou les visages étaient blessés par les Français jusqu’à il y a seulement 80 ans, gardiens d’une tradition portée aujourd’hui par ses nouveaux auteurs de terreur. Les visages des cultures occidentalisées de force, à travers le monde, encore gênées dans leurs gueules de bois coloniales.

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Alors, aujourd’hui, notre passion soudaine de porter le masque du Visage de Charlie, et de pleurer nos valeurs victimisées, nous fait probablement oublier l’autre réalité des visages. Le visage de l’Autre, toujours vulnérable, ne devrait pas seulement appeler à mon devoir de protection, d’après le philosophe Emmanuel Levinas. Vulnérable, il est ce qui permet à la fois mon attention et mon nuire, et qui rappelle alors ma responsabilité permanente, absolue, presque tragique, pour l’Autre. La condition de l’Autre est toujours le résultat de ma responsabilité. Responsabilité, et donc culpabilité, aussi, vu que douleur et misère sont un état général du monde. Notre culpabilité en Syrie, ou les visages étaient blessés par les Français jusqu’à il y a seulement 80 ans, gardiens d’une tradition portée aujourd’hui par ses nouveaux auteurs de terreur. Les visages des cultures occidentalisées de force, à travers le monde, encore gênées dans leurs gueules de bois coloniales. Les visages des structures économiques mondiales inéquitables, encore trop largement au profit des populations occidentales. Ça demandera de l’effort, de la patience, et principalement de la conviction [belief], pour que la France aille au-delà des cadavres de ses Autres immédiats, visibles et tout proches. Ça nous demandera du temps, et de la foi, pour quitter l’isolement de nos valeurs. Du temps, pour prendre conscience d’à quel point nous ne sommes pas seulement du côté des victimes. Du temps, pour comprendre l’ambition des demandes éthiques de demain.

Crédits image : I-Voix

Publication originale sur LILA Parapluie

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